Vendredi 23 septembre 2022 : c’est sans doute un des plus beaux moments de ma vie. Un de nos fournisseurs m’a appelé hier soir. Une place VIP s’est libérée pour la Laver Cup à Londres. Ce sera le dernier match de tennis de mon idole Roger Federer. Tout s’est précipité en quelques heures.
Il n’y avait qu’une place. Claire, ma compagne, a modérément apprécié que je plante la famille en ce week-end anniversaire de notre fils. Il semble qu’il n’y ait qu’elle qui fasse vraiment des histoires. Notre fils Tim m’a dit discrètement « Dad, vas-y ». Il sait tout le plaisir que ce sera pour moi. Quant à ma mère, fan de tennis, elle est verte de jalousie…
Avec Claire, c’est rare qu’il y ait des nuages. Le couple va plutôt bien. Nos carrières progressent. Je suis fier de sa totale implication dans l‘ONG qu’elle a fondée contre la maltraitance animale. Comme je suis directeur informatique d’une boîte qui installe des éoliennes, nous sommes heureux d’avoir des boulots qui font sens. Tim sera fier de nous, en tout cas plus fier que les parents de son meilleur copain qui bossent dans le pétrole.
Nos rythmes sont soutenus, mais notre amour du sport nous permet de nous maintenir en bonne santé. Nous gagnons plutôt bien nos vies, cela permet de donner à Tim tout ce qu’il faut de garde et de soutien scolaire.
A l’aube de mes 40 ans, je ne me suis jamais senti aussi bien.
Tiens je n’avais jamais pensé à cela. Si j’étais Federer, je serais à un an de la retraite. Quelle horreur ! Je ne me verrais pas oisif, même avec un compte en banque blindé. J’adore cette vie professionnelle stimulante, cette famille sympa et cette passion pour le sport qui nous fait par exemple courir les meilleures plages de surf dans le monde entier.
Roger F., quelle carrière ! Les superlatifs des journalistes ne font pas tout. J’ai au fond de ma mémoire tellement d’occasions où j’ai vu ses qualités tennistiques et humaines, chanceux d’être le fils d’une passionnée de tennis qui m’emmena à Wimbledon ou à Flushing Meadows pour voir les plus grands joueurs du monde. Un match de tennis, c’est à la fois un défit sportif et une pièce de théâtre, où les actes-manches se succèdent avec leurs lots de retournements.
Comme c’est bizarre de pleurer au bord d’un court de tennis pour ce match sans enjeux. Ces hommes en action font partie de mon univers affectif, alors qu’ils ne me connaissent même pas. Je les aime. Je suis bien. Je n’ai certes pas réussi ma carrière de tennisman, pas assez zen pour cela. Mais les sports de glisse sur eau, sur neige, voire sur macadam, me comblent. Je me sens bien dans mon corps et dans ma tête.
Dimanche, retour à Paris, après une journée à flâner dans ce Londres post enterrement grandiloquent de la Reine Elisabeth II. Le fournisseur informatique, un grand des logiciels, nous a cajolés. Je n’ose imaginer l’argent dépensé. Bon, ils me doivent bien cela car j’ai souvent écopé leurs bêtises pour parvenir au bout de ce grand projet informatique qui m’a tellement occupé pendant 3 ans.
Est-ce bien éthique ces cadeaux d’entreprises ? Est-ce bon pour la planète ces sauts de puce en avion ? Et ce filet de bœuf Berkshire de 300g qui a consommé beaucoup d’eau et qui pourrait nourrir 3 à 4 personnes ? Bon, en même temps, si on se pose tout le temps ce genre de questions, on ne fait plus rien ! Et puis je ne me suis pas laissé entraîner dans cette boîte d’escort girls où j’aurais pu passer gratuitement du bon temps… Un peu d’éthique, quand même.
Retour à la maison, enfin plutôt dans cet appartement lumineux d’un beau quartier de l’ouest parisien. La porte est fermée à double tour. Je pensais trouver Claire et Tim et me faire pardonner avec les beaux cadeaux ramenés de Londres. Personne. Grand désordre dans notre chambre à coucher. Penderie ouverte. Valise retournée. Le téléphone sonne. Ma mère. « Alors mon chéri, tu es rentré ? C’était comment ? Profite de ta soirée avec Claire. Elle nous a posé le petit. On le garde et on le posera au collège demain matin. »
Une note sur le frigo : « Je pars. Je t’appelle lundi. »
Un pressentiment… Pourtant rien ne me dit que ce départ ne soit pas lié à une urgence pour le boulot. Les pensées qui s’entremêlent. Un gin tonic devant la télé. Puis 2. Puis 3. Puis une nouvelle série Netflix dont tout le monde parle. Réveil à 2 heures du matin. Je me suis endormi sur le canapé.
Je n’arrive pas à me rendormir. Un morceau de fromage. De la glace. La télé dans la chambre.
Merde, je n’ai pas entendu mon réveil. 8 heures passées. Je vais avoir du mal à être à l’heure pour le CODIR de 9 heures et quart. C’est la course. Ouf, je chope un métro à peine arrivé sur le quai.
Le Président : « Il faut regarder la situation en face. Chaque mois, les résultats sortent en retard. Je me suis encore fait engueuler par l’actionnaire ce week-end. Ce projet informatique est un échec. Nous n’avons pas atteint nos objectifs de fiabilité et de rapidité. Vous avez fait le maximum, mais vous être trop la tête dans le guidon. J’ai mandaté un cabinet américain, le Cleveland Advisory Squad (« CAS »), pour faire un audit. Je compte sur vous. »
On pouvait difficilement faire pire comme choix de cabinet. Ce sont des coupeurs de têtes, des cas-seurs (leur marque sonne mal en français...) On va déguster. Je vais déguster, puisqu’il semblerait que je sois le fusible pré-désigné.
Un texto. Le texto. Le coup de poignard. La fin de tout. « Je suis à New York. Je te quitte. Ne cherche pas. J’ai retrouvé Greg. Tim finira son année en France et me rejoindra l’année prochaine. Bon courage. »
Je n’ai pas la force de pleurer. Je ne prends pas le métro. Je marche. J’ère. Puis je cours, car je vais rater l’heure fixée par le prof d’anglais qui s’occupe de Tim à la maison. Père. Seul. Assumer. Et l’audit qui va commencer.
Tim n’est pas au courant. Sa mère ne lui a rien dit. Quel manque de courage !
Je ne sais quoi lui dire. Seule solution : ta maman est en voyage d’affaires à New York. Elle doit rencontrer quelqu’un à l’ONU qui s’intéresse à la protection animale.
Nuit blanche. Impossible de s’endormir. Les pensées hantent. Dès que j’essaye d’interdire à mon cerveau de penser à Claire, il bascule sur l’audit informatique, et vice versa.
Quoi dire à Tim ? Quoi dire à mes parents ? Quoi dire aux copains du surf qui me mettaient continuellement en boîte sur le physique de Claire : « trop belle pour toi… ». Je suis perdu. Je ne comprends pas. Quel salaud ce Greg ! C’était notre coloc quand nous étions étudiants. Sa fac l’avait envoyé pour 2 semestres à la Sorbonne. On avait tellement bien sympathisé. Rapidement il avait dragué et séduit la cousine de Claire. Et moi, c’est dans ces semaines là que je m’étais déclaré et que tout était devenu Claire. Pas un écart depuis, du moins c’est ce que je croyais.
Je n’arrive plus à dormir. Je suis de plus en plus crevé. Heureusement que mon smartphone me comble de toutes les apps qui me permettent de ne pas voir passer le temps.
La 1ère réunion avec les auditeurs s’est mal passée. Ils ne m’ont posé que des questions agressives. Des petits cons qui sortent à peine de leur grande école et qui croient tout savoir. J’ai fait part à mon adjointe de mon sentiment. Elle m’a gavé en répondant qu’elle ne trouvait pas qu’ils avaient été si pénibles. Elle veut quoi celle-ci ? Elle se voit sans doute déjà dans mon fauteuil. Décidément, c’est la bérézina.
On sonne à la porte de l’appartement alors que je me bats avec ce steak de saumon surgelé qui est en train de bruler sur les côtés alors qu’il est dur au milieu. Le père de Claire. Il ne manquait plus que lui. Quoique… J’adore ce beau-père. Il m’embrasse et je fonds en larmes. Tim le voit, s’angoisse en demandant ce qui arrivé à Maman, ou à Mamie. On trouve un prétexte. Vu l’état du dîner en préparation, le grand-père propose un restau, celui que Tim adore. Cet homme est adorable et malin. Il trouvera de quoi tenir la conversation et capter l’attention de Tim. Merci Roger Federer dont les exploits occuperont une bonne partie du dîner.
Tim s’endort vite et me voilà face à mon beau-père dans le salon. Il me dit qu’il est au courant, qu’il ne comprend pas sa fille, qu’il est là pour nous. Cela fait chaud au cœur. Le reste de la soirée se passera à vider une bonne bouteille, avec peu de mots échangés, mais une chaleur humaine exceptionnelle dégagée par cet homme, lui aussi un peu cassé. Ma nuit sera un peu meilleure.
Mon téléphone sonne alors que je n’ai pas encore pris mon petit-déjeuner. Tim dort encore. Mon beau-père, qui a très mal dormi, me fait part de son inquiétude devant mon état : « vas voir ton médecin. Fais-toi aider. »
Bon, je n’ai pas vraiment le temps dans cette 1ère semaine de folie pas Claire. Je vais me poser durant le week-end et on verra après.
Les semaines se succèdent avec un brouillard constant. Je me fatigue de plus en plus. Des idées noires, oh oui, souvent. Je ne tiens à la vie que pour Tim qui ne doit pas trop souffrir de la situation. Les nuages professionnels sont de plus en plus lourds. Les premiers contacts avec une avocate promettent une situation familiale très complexe. Le regard des autres est difficile à soutenir, surtout celui de ma mère qui s’est mis dans la tête que c’était l’escapade à Londres qui avait tout déclenché. Heureusement qu’il y a le père de Claire. Cet homme est tellement bienveillant et présent. Il vient de prendre sa retraite. Il se plie en 4 pour compenser les folies amoureuses de sa fille qui a le don de passer des coups de fils et des textos qui ressemblent à de la guimauve. C’est mou et cela file entre les mains.
Bizarre, on est mardi et mon beau-père avait prévu de nous emmener au restaurant, comme d’habitude. Ce n’est pas son style d’être en retard. Le téléphone sonne. C’est Claire, manque de pot. En pleurs. « Papa a fait un AVC. Il est entre la vie et la mort à l’Hôpital Pompidou. Je monte dans un avion et j’arrive. »
Nuit blanche. Même la série en cours ne capte plus mon attention. J’ai appelé ma mère pour qu’elle vienne assurer le lever de Tim. Je pars à l’Hôpital Pompidou. Ma cousine Cécile m’attend dans le hall. Médecin urgentiste, elle a les passe-droits pour m’emmener à son chevet. Il a les yeux ouverts. Je crois qu’il me sourit. Je l’embrasse et lui tiens la main.
Quelques minutes. Pas longtemps. Tout se met à sonner. Cécile me fait sortir. Quelques secondes. Elle me prend dans ses bras. C’est fini.
Une heure s’écoule. Le défilé commence avec son fils, son ex-femme. Je suis assailli de questions. Je ne parviens pas à m’échapper. Puis Claire arrive. Je reconnais à peine son visage éploré. Je n’aurais pas la force de la repousser. Elle me tombe dans les bras. Je n’ai plus d’émotions. Surtout pas pour elle. Je finis par pouvoir partir. Je vais rentrer à la maison. J’ai prévenu le bureau.
On peut proposer plusieurs fins à cette histoire romancée, mais tellement en ligne avec ce les professionnels que nous rencontrons en parité et au quotidien depuis plus de 10 ans.
Option n°1 : le burn-out ou la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’épuisement.
« C’est qui ce gars assis sur le même banc depuis une plombe ? » Ces 2 policiers du Commissariat Central sont passés et repassés à cet endroit de la Rue Lecourbe depuis le matin. Ils s’arrêtent et questionnent ce monsieur qui n’a pas l’air d’un SDF. Bien habillé, sans aucun sac ou colis. Bizarre. Ils entendent un nom et un prénom d’une petite voix sortant d’un visage hagard. Mais cet homme est incapable d’expliquer ce qu’il fait là, où il va, où il habite.
Les policiers appellent SOS Médecins. L’homme est dirigé vers un service d’urgence psychiatrique où un médecin compétent comprend très vite qu’il s’agit d’un burn-out. Après 1 semaine d’hospitalisation, l’homme est recueilli par ses parents. Claire est rentrée de New York pour s’occuper de son fils Tim. Après 6 mois d’arrêt maladie, un départ transactionnel est négocié avec l’entreprise. Une nouvelle vie de prof d’informatique commence ensuite avec une nouvelle compagne quelque temps après. La vie rebondit. C’est clair. Cet homme a compris toutes les occasions manquées. Il ne rechutera probablement jamais.
Option n°2 : une éruption de violence.
De retour à la maison, je ne me sens finalement pas si mal. Je suis dans une colère indescriptible contre Claire. Elle a tout raté. Elle a cassé notre couple. Elle a abandonné son fils. Elle n’a pas pu embrasser son papa, surement fragilisé par les conneries de sa fille.
Les obsèques se préparent. Je suis tenu à l’écart, c’est normal. On se prend le bec avec Claire parce qu’elle ne veut pas que Tim soit là. Trop jeune. Trop d’émotions. Je sais que c’est une connerie. Il est prostré depuis la mort de son grand-père. Il aurait besoin de dire au revoir. Même cela, elle ne le comprend pas. Je la hais. La nuit suivante je rêve d’un punchingball à son effigie.
L’enterrement se déroule dans une hypocrisie insupportable. C’est Claire qui fait chanter au temple. Comment ose-t-elle ? Dans le pot de l’amitié qui suit la cérémonie, elle porte beau. C’est elle qui est la cheffe de famille. Son jeune frère est dévasté. Elle fait le tour des présents, emphatique. Elle va bientôt venir à ma portée. Je m’éclipse avant. Ouf.
8, avenue des Champs Elysées. Siège de CAS (Cleveland Advisory Squad). On ne parvient même plus à distinguer les sirènes des pompiers de celles des policiers. Une bombe incendiaire a été jetée dans le hall. Un collaborateur de l’audit est brulé vif. Il est entre la vie et la mort.
22 heures. Appel au Commissariat du 7ème. Une femme, la quarantaine, blonde, robe noire comme si elle était grecque, italienne ou en deuil, vient d’être retrouvée sanguinolente, une balle dans la jambe, dans le parking de son immeuble.
C’est Claire.
Option n°3 : une dissonance cognitive fatale
Je n’en peux plus. Cela fait quand même beaucoup. Le sort s’acharne sur moi. J’ai perdu un être que j’aimais et qui était le seul à mes côtés. Il a fallu supporter les hypocrisies de cette femme qui m’a trahi. Au boulot, les auditeurs continuent leur travail de sape. Hier j’ai trouvé du bazar dans le tiroir de mon bureau, pourtant fermé à clé. C’est bizarre. Je suis certain qu’ils m’espionnent.
Finalement ce n’est pas si mal que Tim soit chez ma mère. Je vais aller marcher longuement sur les quais de Seine plutôt que d’être fixé par des regards au bureau, ou avachi dans mon canapé devant une série culte ou inculte.
Le brouillard. La souffrance. Le vagabondage d’un esprit sans horizon. Et si cela s’arrêtait ?
Un bruit résonne. Ou plutôt 2 bruits. Un choc. Une masse projetée qui retombe derrière cette voiture dont les freins crissent.
Les policiers concluent au suicide.
C’est clair.
La morale de la fable
Une Santé qui se détériore parce que l’épuisement s’installe et qu’il y a un manque de suivi médical.
Une Qualité de Vie au Travail qui s’étiole.
Une Qualité de Vie Hors Travail tellement plus complexe avec un enfant à assumer seul et des activités où l’on n’a plus envie de se montrer.
Le refuge dans une hyperactivité digitale qui occulte la solitude.
Une Qualité de Vie Globale qui n’existe plus. Aucun projet. Un cerveau qui lutte contre une fatigue lancinante qui gêne à chaque instant quand on cherche continuellement ses mots.
Nous rêvons d’une autre fin à toutes ces histoires tristes dont nous sommes les témoins.